Lettre à Frédérique Devaux, 21 juin 1993

Le 15 juin 1993, Frédérique Devaux envoie un courrier à Stan Brakhage concernant le rapport qu’entretient le cinéaste américain avec Traité de bave et d’éternité de Isidore Isou. Dans la continuité des échanges entre Stan Brakhage et Isidore Isou, nous publions ici sa réponse.

Le 21 juin 1993

Chère Madame,

…J’ai assisté à la première américaine de Traité de bave et d’éternité, intitulé en anglais Venom and Eternity [«Venin et Éternité»] et considérablement raccourci, d’après ce qu’on m’a dit, par rapport à la version originale – la version disponible alors, et qui est toujours aux Etats-Unis, dure une heure et demie environ -, dans le cadre des séances «Art in Cinema» programmées par Frank Stauffacher à San Francisco, dans les années cinquante : le film a provoqué une émeute dans la salle – claquements répétés de chaises pliantes, huées, sifflets, départs intempestifs – mais je me concentrais tellement sur le film que je faisais peu de cas des bouleversements autour de moi. Malgré l’insistance de la narration sur l’aspect avant-gardiste du film, j’ai tout de suite reconnu dans Traité de bave et d’éternité un chef-d’oeuvre cinématographique, et en Isou (pour répondre à l’une de vos question) un cinéaste d’une importance plus grande que «Griffith, Chaplin, von Stroheim», dans la mesure où ces derniers, comme tant d’autres, ont fait preuve d’un grand mérite, en se détournant du versant artistique du cinéma à cause de leur inféodation au récit dramatique, l’esthétique du cinéma étant attelée à, étant au «service» du théâtre, du roman, de la nouvelle, ou même de la peinture, de la poésie, de la musique.

Isou est le premier cinéaste à s’attaquer directement à cette question de la servitude cinématographique…peut-être à cause de son engagement profond envers l’écriture ; sinon, ce serait, en effet, ironique qu’un conteur aussi doué qu’Isou soit le premier à rendre l’«histoire» totalement distincte (sur bande-son) autant de la photographie que du montage de Traité de bave et d’éternité ; et, en plus, il évite le «pictural» – c’est-à-dire tout sens de la composition qui exigerait un cadre pour l’image – mettant ainsi toute l’emphase esthétique dans le mouvement et les nuances du mouvement, que ces images en mouvement soient ciselées ou pas. Les ciselures et autres abrasions de la pellicule ne sont d’ailleurs absolument pas d’une «beauté picturale» ; elles engendrent uniquement une beauté nouvelle… et ceci d’une façon qui n’est réalisable qu’au cinéma – intrinsèque au cinéma !

J’ai visionné Traité de bave et d’éternité plus de cinquante fois, j’en suis certain, l’ayant souvent présenté en cours et toujours ravi de cette nouvelle rencontre, ma première expérience de sa vi(e)vacité viscérale étant toujours présente à travers les éclats physique de lumière dans la salle et à travers les rythmes à l’unisson de cet organisme-cinéma ; or chaque nouveau visionnement me procure des visions renouvelées et une sensibilité renforcée de toutes les formes intégrantes spécifiques à chaque partie du film… (je ne saurais commenter les formes du film entier car je n’ai vu que les parties que Raymond Rohauer a décidé de distribuer aux Etats-Unis au moment d’en acheter les droits). Ainsi que je le disais dans un hommage à Traité de bave et d’éternité et à Isou (lors de mes conférences à Beaubourg à l’automne 1992), j’estime que les frères Lumière et Georges Méliès constituaient les «deux ailes» du cinéma dès sa naissance, les frères Lumière étant responsables de l’aspect du cinéma qui enregistre des mouvements organisés selon une esthétique de production – d’images ou de re-présentation, Méliès étant le magicien, le créateur des premières métamorphoses du «dépeint» en LUMIÈRE, de la transformation de lumi(air)e en éclairs – parfois par le biais d’explosions de fumée cl(air)e, mais toujours en harmonie avec le mouvement rythmé, donc avec le rythme général éléctrique des synapses de ce système nerveux organique. En comparaison, D.W. Griffith (en dépit de son grand mérite en tant que cinéaste) n’est qu’un conteur-grammairien – sa grammaire est d’une grande importance jusqu’au moment où on commence à penser le Cinéma en tant qu’Art… c’est-à-dire en tant que «visionnalité» mouvementée qui crée un monde d’intégrité qui assume, comme on dit, «sa propre vie»! – tout aspect étant entièrement lié aux autres. La grammaire, alors, n’aurait peut-être pas plus d’importance que les vêtements des comédiens dans une pièce, qui changent selon la saison ou le jeu du moment.

À propos de ce qui est conté, il vaut mieux le laisser à la linguistique : les images – qu’elles bougent ou pas – ne peuvent jamais être davantage que des illustrations inféodées à un conte, une fois qu’elles sont épinglées sur ce qui est conté.

Si les frères Lumière et Méliès représentent les «deux ailes» du cinéma, comme je l’ai écrit ci-dessus, j’estime qu’Isou est la colonne vertébrale organique qui comprend un système nerveux, avec des synapses, ciselé, électrisé, tous ces rythmes engendrant un investissement émotionnel de la conscience. Depuis que j’ai vu Traité de bave et d’éternité pour la première fois, il a certainement servi d’inspiration primordiale à tous mes films, ainsi qu’à d’autres cinéastes indépendants aux États-Unis et je ne veux pas dire uniquement pour les films (comment est-ce que vous l’avez formulé ?) «ciselés ou clignotants» (scratch or blinking films). La rhétorique verbale de Traité de bave et d’éternité est à l’unisson avec l’esthétique d’images-en-mouvement ; et dans son tissage subtil de photographies apparemment plates (ce qui abaisse effectivement la photographie traditionnelle au rang d’une vue asservie à la composition, qu’elle soit ciselée, renversée ou non), Traité de bave et d’éternité élargit chaque sensibilité (qui lui reste ouverte) à un nouveau sentiment envers le cinéma, donc envers les nouveaux sentiments qui naissent, uniques, en chacun de nous, à partir de ce qui constitue, intrinsèquement, le cinéma. Je ne connais aucune oeuvre de cinéma qui, sans imposer sa propre esthétique, permette autant à la sensibilité humaine d’embrasser, en imag(e)ination, les possibilités cinématographiques.

Vous me demandez pourquoi les journalistes ont évité ce film : c’est qu’il met fin à leur emprise verbale sur ce support. La plupart des journalistes, de toute façon, s’acharnent à sanctifier leur expérience d’enfant envers un cinéma d’évasion en le transformant en art, en en devenant eux-mêmes les grands prêtres. Il n’existe pas un seul livre sur l’histoire du cinéma qui traite le sujet comme on pourrait l’attendre de n’importe quel livre sur la peinture, la sculpture, la musique ou la poésie du XXe siècle, voire sur l’architecture et le théâtre… pas un seul ! Comment espérer, alors, que les journalistes ou les universitaires puissent voir – ne parlons pas d’entendre Traité de bave et d’éternité ?

Vous me demandez si ce film est «mythique». Or les «mythes» circulent de bouche à oreille et je vois Traité de bave et d’éternité plutôt comme une colonne vertébrale. C’est moi, ici même qui devient mythique en évoquant Pégase ou tel autre oiseau avec «deux ailes». Et si vous me comprenez bien, vous commencerez à vous demander si le cinéma, si n’importe quel film pourrait jamais avoir quelque chose à voir avec un concept aussi linguistique que le «mythe» ou avec une métaphore aussi littéraire que «oiseau» avec ou sans «tête de cheval». À ce moment-là, vous serez dans la bonne disposition d’esprit pour voir (et entendre) Traité de bave et d’éternité de Jean Isidore Isou.

Traduction par Deke Dusinberre.

Lettre initialement parue et traduit dans l’ouvrage Traité de bave et d’éternité de Isidore Isou de Frédérique Devaux aux éditions Yellow Now (1994). p. 147-150.

Remerciements à Frédérique Devaux et Yellow Now pour leur accord.