Lettre à Isidore Isou, 20 mars 1963

Stan Brakhage
Chez Collom
Silver Spruce
Nederland Star Route
Boulder, Colorado
U.S.A.

20 Mars 1963,

Cher Isidore Isou,

J’ai été très heureux de recevoir une lettre venant de vous, et particulièrement content d’apprendre que vous travaillez toujours, que vous envisagez de faire un nouveau film, et que le groupe lettriste existe toujours – tant de choses que j’ai aimées, des amis, groupes, voire des “mouvements” entiers, ont disparus, ont été vaincus par les difficultés et pressions des forces destructrices du monde actuel… beaucoup de personne de l’American Film Movement n’ont pas fait de film depuis 6 ou 7 ans ; mais il semble qu’il y ait une nouvelle motivation, jaillissant de l’on-ne-sait-où, puisque soudainement, cette dernière année, un certain nombre de personnes se sont remises à travailler… et c’est une joie.

Malheureusement, cependant, nous n’avons aucune véritable reconnaissance de la part de la société dans laquelle nous vivons, et donc pas les moyens, argent ou autre pouvoir nous permettant de nous connecter les uns aux autres, que ce soit dans ce pays ou à l’étranger – nous n’avons même pas de quoi partager nos propres œuvres auprès du public ignorant qui nous entoure… chaque cinéaste travaille donc seul, subvenant à ses besoins, à ceux de sa famille, à ceux de ses films, du mieux qu’il peut, avec des emplois alimentaires, etc., souvent (comme je le suis maintenant) séparé de ses camarades par 1000 miles de désert, un désert culturel (ainsi que réel), poursuivant son propre travail sans penser qu’il sera réellement vu, perçu, de son vivant, souvent en montant des films (comme je le fais maintenant) sans avoir l’argent pour les développer quand ils seront terminés. Donc, vous voyez, on ne peut pas vraiment dire qu’il existe un American Film Movement ; mais il y a au moins 30 personnes que je connais, et des amis à moi, dont je respecte beaucoup les films, chacun d’entre eux étant en train de faire ou venant de réaliser un film, tous travaillant et vivant dans différentes parties de ce grand pays. Maintenant, la situation est quelque peu différente à New York : un certain nombre de cinéastes (et parmi les meilleurs) travaillent ensemble (et, même occasionnellement, collaborent sur les films) et se rencontrent assez souvent, et sont touchés par la publicité et la reconnaissance publique. (Veuillez comprendre que lorsque je parle de “public”, j’entends “le très petit segment de personnes intéressées par les arts” – la reconnaissance du “public au sens large” est impensable.) Mais la ville de New York n’est, après tout, qu’un large Market Place ; et les cinéastes new-yorkais courent toujours le risque d’être détournés de leurs réelles œuvres par les considérations commerciales dont ils sont constamment entourés et victimes. Mais ils ont, cette année, formé THE FILM-MAKERS’ COOPERATIVE, 414 PARK AVE. SOUTH, N.Y. 16, N.Y. et distribuent leurs propres films, ainsi que les miens et ceux de beaucoup d’autres réalisateurs dans ce pays, et ils sont très intéressés par la possibilité d’acquérir des films venant de l’étranger. Je vous suggère de leur écrire. Il s’agit d’une organisation à but non lucratif (et, en effet, n’a pour le moment rapporté aucun bénéfice aux cinéastes).

Ces new-yorkais produisent également le meilleur magazine de cinéma du pays : FILM CULTURE : et c’est incontestablement grâce aux efforts de ces personnes que mon travail dans le domaine du cinéma est aussi largement reconnu et que mes films sont autant distribués… même si je dois ajouter que cette reconnaissance publique m’a autant coûté d’argent qu’elle m’en a rapporté. J’ai aussi consacré beaucoup de temps à aider le groupe de New York en leur procurant des films à distribuer provenant de réalisateurs de tout le pays, en écrivant des articles (et ils aimeraient probablement beaucoup imprimer un article de vous – mais encore une fois, ils n’ont pas les moyens de payer), etc.

Maintenant – vous m’avez interrogé sur la distribution américaine de “Traité de Bave et d’éternité”. L’homme qui dit posséder les tirages est RAYMOND ROHAUER, 7165, BEVERLY BLVD., LOS ANGELES 36, CALIFORNIA. Il distribue des films par l’intermédiaire d’une société de distribution (écrire à M R. WILLARD MORRISON, CHEZ AUDIO FILM CENTER, 406 CLEMENT, SAN FRANCISCO, CALIFORNIA). Je trouve juste de vous avertir que beaucoup de Cinéastes américains ont envisagé, et même essayé, de poursuivre Mr. Rohauer en justice et ont échoué. Mr. Rohauer est un homme d’affaires très intelligent, dont beaucoup diraient “impitoyable”, disposant de “bons” (c’est-à-dire mauvais) avocats, et ayant généralement eu beaucoup de succès devant les tribunaux. Le problème majeur, cependant, est qu’il ne vaut mieux tout simplement pas (compte tenu des frais de procès) poursuivre qui que ce soit pour une rupture de contrat dans le domaine des “films d’art” ou des “films expérimentaux”, etc. Bien que “Traité de bave et d’éternité” ait bénéficié d’une bonne distribution selon les normes américaines du “film d’art” et qu’il ait été relativement bien vu, je suppose qu’il n’a probablement pas encore rapporté assez d’argent pour rembourser l’implication de M. Rohauer sur le film… mais ce n’est que ma supposition, basée sur mes propres expériences. Naturellement, ce manque de profit a découragé M. Rohauer du domaine du “film d’art” (dieu merci) ; et il m’a récemment rendu les droits d’un film qu’il m’avait volé (à mon avis) il y a six ans … Pour lui, voyez-vous, ce n’est qu’un jeu (les affaires : c’est-à-dire “tromper les gens légalement”). Le mieux est de ne pas l’attaquer (car il adore se défendre) mais de lui demander simplement vos droits (ce qui lui donne l’occasion d’être magnanime).

Nous avons dû quitter San Francisco, à cause du manque d’argent, et maintenant nous habitons (comme avant) dans les montagnes. Nous venons d’avoir un petit garçon, notre premier garçon des 4 enfants, et nous trouvons la vie difficile, comme toujours, mais très passionnante et belle. J’aimerais en savoir plus sur votre vie et, en particulier plus concernant vos idées merveilleuses (à mes yeux) sur le cinéma, et (bien-sûr) j’aimerais voir plus de votre travail – Best Stan

Lettre écrite à la main, les mots en italiques sont soulignés dans la version originale. Archives Isou Goldstein, Paris.

Remerciement à Marilyn Brakhage pour son accord.
Traduction par Damien Kaile, Zoé Holt et Nicolas Pech.